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Philippe Goffe

 

Philippe Goffe, avec son épouse Claire, a été le fondateur de la librairie Graffiti à Waterloo en Belgique, dont il a assuré la direction de 1978 à 2017. Sur une surface de 300 m² et avec un assortiment de plus de 40 000 livres, Graffiti s’est positionnée comme une des plus importantes librairies indépendantes de Belgique.

Membre fondateur de l’AILF, Philippe Goffe en a été le premier président, de 2002 à 2005, fonction qu’il a également occupée de 2016 à 2021.
Sociologue de formation, il a durant dix ans exercé comme maître de conférences à l’Université de Louvain, dans le cadre du master STIC (Sciences et technologies de l’information et de la communication), charge qu’il a aujourd’hui cédée à l’un de ses anciens étudiants.
Administrateur actif depuis toujours au sein du Syndicat des libraires francophones de Belgique, il a porté en leur nom le très long dossier sur le prix fixe du livre, qui a enfin abouti en 2017 sous l’appellation « Décret sur la protection culturelle du livre ».
Il a participé en 2012 à la création du PILEn (Partenariat interprofessionnel du livre et de l’édition numérique), qui regroupe auteurs, éditeurs, libraires et bibliothécaires, et dont il assure la présidence.
En parallèle, il avait été chargé par le Ministère de la Culture d’une réflexion sur l’entrée des librairies dans le monde du numérique, qui a abouti en 2014 à la création de la plateforme LIBREL.BE, le portail numérique des libraires francophones de Belgique, dont il est administrateur. Depuis la fin d’année 2020, LIBREL s’est élargi au livre physique, sous forme d’un portail de géolocalisation des livres et des librairies indépendantes sur le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles.


Voici l'entretien avec Philippe Goffe au terme de son mandat de Président. Propos recueillis en mai 2021

Membre fondateur de l’AILF, Philippe Goffe en a été le premier président, de 2002 à 2005, fonction qu’il a également occupée de 2016 au mois d'avril 2021. Dans cet entretien, il évoque la force de l'AILF, qu'elle tire à la fois de sa dimension réellement internationale, de la pluralité de ses acteurs et de la force et l'engagement de son Conseil d'administration et son bureau. Il rappelle combien le métier de libraire, fragile mais essentiel, est aussi politique car s'il est le reflet de la société où il s’exerce, il en est aussi un des acteurs. Il rappelle aussi qu'en dépit des efforts, le réseau des libraires francophones ne bénéficie pas d’une juste appréciation par les fournisseurs, des réalités du terrain et des politiques à mener pour permettre à ces librairies du monde de vivre. Pourtant un changement majeur s'est opéré à ses yeux au fil des années : la prise en main de leur destin par les libraires eux-mêmes. L'AILF donne aujourdhui un réel statut aux libraires francophones dans le monde.

P1010716 1Philippe, tu viens de tourner une page importante pour toi et l’association, quels sont les premiers sentiments et réflexions qui te viennent à l’esprit ?


Une grande sérénité. Je craignais d’avoir le blues (ça viendra peut-être), après 20 années d’AILF, dont j’ai été le premier président, puis le vice-président d’Agnès Adjaho et de Michel Choueiri, et enfin en 2016, à la fin du mandat de Sylviane Friederich, à nouveau président pour ce qui devait être une transition qui finalement aura duré cinq ans.  Une grande sérénité aussi en sachant que l’association reste en de si bonnes mains. Tout va bien donc, je me dis que ce qui pouvait être fait, a été fait. Qu’il ne faut pas aller au-delà de ses capacités et de l’usure du temps. Et ceci : quitter, c’est s’alléger.

En tant que membre fondateur de l’AILF, pourrais-tu évoquer quelques grands moments que tu as vécus au sein de l’association ?


Il y a tant de beaux moments. On a bien sûr des étapes importantes à souligner, comme l’initiative de la Caravane du livre et de la lecture en Afrique depuis 2004, et qui reste une des actions emblématiques de l’AILF, hélas aujourd’hui mise en difficulté par la situation géopolitique de la région.Il faut savoir que pendant longtemps la Caravane a été une des principales activités d’importance sur le livre en Afrique subsaharienne. On en est très fiers.

Il y eut aussi le travail de rédaction de la charte du libraire francophone, et son lancement à Beyrouth en 2008.

Il y eut les rencontres interprofessionnelles à l’Assemblée nationale à Paris en 2015. Il y eut celles de Dakar en 2014, d’Abidjan en 2017, de Montreuil en 2019. Et bien d’autres, sur tous les continents.

Ces rencontres et ce qu’elles ont signifié, le décloisonnement de nos pensées, le regard des autres acteurs du livre, y compris dans l’univers non marchand, l’importance soulignée de l’accès pour tous au livre et à la lecture, la découverte et la nécessité du travail collectif avec ces autres acteurs, tous ceux qui finalement, d’une manière ou d’une autre, interviennent dans une filière qui est beaucoup plus riche qu’on ne le pense.

C’est sans doute un des aspects les plus féconds et les plus intéressants du travail réalisé par l’AILF tout au long de ces années, et dans lequel Anne-Lise Schmitt notre déléguée générale a joué un rôle central.


A titre personnel, l’AILF a transformé ma vie. Si je m’y suis impliqué si fort, ce n’est bien sûr pas tout à fait par hasard. L’AILF m’a apporté certains de mes amis les plus chers. J’ai eu la chance de me rendre sur tous les continents et d’y rencontrer les libraires. Ce fut à chaque fois, à ma modeste mesure, et à charge pour moi de la franchir, une porte ouverte sur des ailleurs. L’Afrique d’abord, à laquelle je suis profondément attaché par mon histoire, mais aussi le monde arabe dont j’ai découvert la diversité et la profondeur humaine ; l’Asie, que je n’ai fait qu’effleurer mais qui m’a fasciné ; l’Amérique latine qui m’a appris qu’il existe d’autres paradigmes pour comprendre le monde, et notamment que beaucoup des notions qui nous font penser ce monde méritent une autre perspective. Dans tout cela, la parole de Felwine Sarr, intellectuel sénégalais mais en fait universel, résonne lorsqu’il dit que « ce monde sera différent si nous en modifions la représentation ».

Quels enseignements retires-tu de ton implication en tant que président de l’AILF ?


C’est la dissémination de ses membres sur toute la planète qui fait la particularité de l’AILF, avec l’évidente difficulté à les faire se rencontrer. Et notamment les membres d’un conseil d’administration qui a l’ambition de représenter toutes les régions du monde, mais qui sont éloignés les uns des autres, et n’ont pas la même possibilité d’une maîtrise des rapports avec les institutionnels ou les éditeurs français par exemple. C’est une attention envers chacun qu’il faut respecter, et là aussi c’est à la fois une exigence et une leçon, la juste considération à avoir, en fait apprendre à voir le monde à travers le regard des autres.

Nous faisons tous le même métier, mais dans des conditions souvent très différentes, non seulement économiques, mais aussi politiques, où le livre n’a pas partout le même statut, et trop souvent, puisqu’on vend du livre français, dans une certaine dépendance par rapport au centre que serait Paris. Comment tenir cet équilibre ? Nous avons longuement débattu sur ces questions au fil des années. Mais toute situation évolue en fonction des circonstances, et je retiendrai ici ce que la pandémie nous a appris. Plus de voyages, plus de rencontres, mais une proximité, moins chaleureuse de prime abord, rendue possible par le digital. Et finalement des contacts en visuel bien plus fréquents qu’auparavant, qui ouvrent à d’autres possibilités, et surtout à un abandon des hiérarchies. Pour reprendre un terme utilisé aujourd’hui par les géographes, c’est un réseau de réalités territoriales qui s’entrecroisent à l’AILF, et c’est apparu encore plus clairement durant cette trop longue dernière année. Il faut un moteur dans l’avion, c’est le bureau et le CA, pour le reste ce sont les libraires eux-mêmes qui construisent les projets. C’est le cas pour les plus récents, qui couvrent des territoires comme l’Afrique, l’Océan Indien, l’Europe.
Tout cela se fait avec l’idée toujours présente d’y inclure nos partenaires naturels que sont les auteurs et les éditeurs. En allant même solliciter certains d’entre eux pour en faire des membres associés, dont l’expertise et l’esprit collaboratif nous sont très précieux. C’est une demande qu’avec d’autres j’avais portée depuis longtemps, l’accueil de personnes ressources au sein même de l’association, dont elles deviennent membres parfois sans avoir jamais été libraires. Ce n’est pas rien d’être accompagnés par Thierry Quinqueton, Hélène Wadowski, Pierre Myzskowski, Wielfried N'sondé, Laurence Tutello, La Réunion des livres.  C’est une obsession pour moi, sortir de l’entre soi, décentrer son regard.


Ces prises de parole qui sont les nôtres, parce que le métier de libraire c’est aussi la parole, couplées à de réelles actions sur le terrain, nous ont permis d’être entendus au-delà du strict cercle professionnel. L’AILF donne aujourd’hui un réel statut aux libraires francophones. Son travail consiste beaucoup à maintenir cette parole auprès de ses partenaires institutionnels et autres, comme auprès des éditeurs et diffuseurs.
C’est un travail moins visible, mais bien sûr essentiel. Aujourd’hui, le rayonnement de l’association est une réalité. J’y crois en tout cas.


Finalement c’est comme ça que, pas trop maladroitement j’espère, et certainement avec des erreurs, j’ai voulu exercer mon rôle de président. Le principe d’autorité m’exaspère, et puisqu’on n’est pas en conflit les uns avec les autres, le soft power peut être efficace. Nul n’est jamais exempt de vouloir porter son image, mais sincèrement je pense qu’il faut pouvoir s’oublier soi-même, et penser collectif avant tout.

Comment ta vision de la librairie  francophone a-t-elle évolué tout au long de ces 20 années d’engagement au sein de l’AILF ?


Ma vision de la librairie est la même. Quel que soit son territoire, elle a un rôle à jouer, celui d’être le premier point d’accès des populations au livre, en même temps que les bibliothèques d’ailleurs. Ainsi que le dit un historien français, Michel Winock, la librairie fait partie du centre nerveux d’une ville ou d’un village. Par contre je ne suis pas sûr que la situation des librairies francophones elles mêmes se soit tellement améliorée. En vingt ans, je l’ai dit, la situation géopolitique, et donc économique, de certaines régions s’est dégradée. Et l’année que nous venons de vivre a bien démontré la fragilité d’un réseau qui ne dispose ni des mêmes filets de sécurité, ni de la même sollicitude des pouvoirs publics que les librairies des pays du Nord, à l’exception bien sûr des actions du CNL, dont la présence à nos côtés est devenue essentielle, et de l’accompagnement que nous apporte depuis toujours le BIEF.
Et trop souvent, et c’est sans doute le plus désolant, ce réseau ne bénéficie pas d’une juste appréciation par les fournisseurs des réalités du terrain et des politiques à mener pour permettre à ces librairies de vivre. Pour autant qu’on souhaite réellement qu’elles vivent. Question de vision…
Ce qui a changé en réalité, c’est la prise en main de leur destin par les libraires eux-mêmes. Il suffit de voir le résultat du travail qui a été fait en Afrique ou dans l’Océan indien, celui qui se mène aujourd’hui au niveau des libraires européens, ou les réseaux qui se structurent au Maghreb, aux Amériques. C’est la solidité du socle des libraires qui impressionne.


Faut-il dire l’importance du rôle des équipes dans tout ce qui a été fait, et qui continue à être fait ? Pour ne citer que celles et ceux en exercice : Agnès Debiage et Voharirana Ramalanjaona dans les îles de l’Océan indien, Brahima Soro, Loubna Joheir Fawaz, Prudentienne Houngnibo en Afrique, Michel Choueiri, Samar Hoballah et Agnès Debiage encore pour le monde arabe, Maryline Noël aux Amériques, Isabelle Lemarchand et Anaïs Massola pour l’Europe, et même plus… Et deux nouveaux entrants, Binta Tini pour l’Afrique, et Olivier Jeandel pour la zone Asie. Sans les administrateurs, et sans l’équipe de nos permanentes à Paris, Anne-Lise Schmitt et Caroline Natali que je veux honorer au passage, nous n’en serions pas là.

Quels sont tes projets, notamment au sein de l’AILF, dont tu es membre fondateur et membre associé ?


Aujourd’hui, au niveau de l’AILF c’est d’abord laisser la transition se faire, laisser l’équipe  et sa nouvelle présidente mener la barque à leur façon. Comme cela a toujours été fait. Pour celui qui quitte le devant de la scène, la question est de savoir comment rester proche en s’éloignant, ou l’inverse… Il y a une éthique de l’éloignement, qui consiste entre autres à savoir ce que signifie de rester proche, par souci de l’autre. Et donc s’il faut intervenir, ne le faire que s’il y a quelque-chose à apporter, en fonction de ses compétences, de son expérience, qui finalement trouveront leurs limites.
Les principaux enjeux de l’association pour les années à venir, c’est bien sûr Isabelle et l’équipe qui y répondront. Elle a très bien défini cela dans l’entretien repris sur le site de l’AILF. Nous avons une association qui est réellement internationale, et c’est sa force, elle peut parler au nom de tous. Et nous avons une association qui sait que le métier de libraire, fragile mais essentiel, est aussi politique, il est le reflet de la société où il s’exerce, il en est aussi un des acteurs. Ce réseau de libraires est exceptionnel, il doit vivre, et je n’oublie pas ce qu’a dit un jour de l’AILF un animateur d’une de nos formations de formateurs : une internationale fraternelle.