Frère Didier Berenger AKONWOUNKPAN, prêtre de l’Ordre des Prêcheurs (Dominicains) en mission dans l’Archidiocèse de Dakar au Sénégal depuis le 15 septembre 2014 a pris en charge la direction de la librairie papeterie Clairafrique à la fin d’année 2017.
A l'occasion des 70 ans de la librairie célébrés en 2021, l'AIL Fa recueilli ses propos pour faire connaître l'identité de cette librairie et souligner l'importance que joue cette librairie dans le paysage dakarois depuis sa création.
La librairie Clair Afrique fête ses 70 ans en 2021 : elle est donc à peine plus âgée que le Sénégal indépendant ..
La librairie papeterie Clairafrique (ex bibliothèque) a ouvert ses portes en avril 1951 en une période où la ville de Dakar grandissait et se dotait d’une université. A cette époque, elle voulait répondre aux besoins intellectuels et spirituels croissants de la population autochtone et expatriée ; il s'agissait de mettre à disposition de toute la population des livres de toutes disciplines. Elle s’adaptait aux besoins et se développait au rythme des différents changements de la société : le besoin de connaître l’Autre, de s’informer sur les problématiques de l’Afrique et la démocratisation de l’éducation. Elle accompagnait les clients dans leur recherche. Clairafrique est un peu plus âgée que le Sénégal indépendant.
A ses débuts, la librairie Clairafrique a créé la revue Afrique Documents qui a permis à de nombreux écrivains de s’exprimer. Avant la création des premières bibliothèques publiques dakaroises, la librairie avait mis en place un système de prêts afin de favoriser l’accès aux livres. Face au manque de certains ouvrages, les Éditions Clairafrique ont publié des ouvrages dans des domaines variés : législation, histoire, art, botanique, géographie, guide de vie pratique, etc.
Est-ce qu’à Dakar et au Sénégal, l'identité de la librairie est encore marquée par l'époque de sa création en 1951 (en réponse aux "besoins intellectuels et spirituels croissants de la population autochtone et expatriée"***) et de quelle manière l'époque de sa création "infuse-t-elle" encore dans son identité pour reprendre les termes de la notice qui figure sur le site de l'AILF.
Clairafrique poursuit sa mission d’ancrage intellectuel. Les réalités ayant changé, il faut s’adapter aux mutations politiques, culturelles et sociologiques. Clairafrique met toujours à la disposition de tous les outils indispensables à la croissance culturelle. Certes, la population n’a plus les mêmes motivations qu’avant mais cela n’empêche pas de proposer le service et d’accompagner.
Pouvez-vous nous présenter les deux points de vente de la librairie ? Qui sont les clients de la librairie Clairafrique aujourd'hui ?
Les deux points de vente dont disposent la librairie actuellement sont dans la ville de Dakar. Le premier point de vente, le plus ancien, fondé en 1951 est celui qui a connu les débuts de la librairie. Il se situe en ville non loin de la place de l’Indépendance, ce qui donne le nom au point de vente ‘’point de vente Indépendance’’. C’est le point de vente le plus connu malgré sa superficie réduite. Il est composé d’un rez-de-chaussée avec deux mezzanines qui accueillent les livres aux programmes et les livres universitaires.
Le second point de vente aussi hérite son nom de sa situation géographique : ‘’Clairafrique université’’. Elle est implantée à l’entrée de l’Université Cheikh Anta Diop, dans le prolongement du couloir ‘’de la mort’’. Il a été créé en 2004 dans le souci de mieux se rapprocher de l’intelligentsia du pays. Ce site accueille la direction générale. Les deux points de vente ont presque les mêmes articles en ventes. Les clients de Clairafrique sont divers, chacun selon ses besoins : les écoles, les institutions, les ONG et les particuliers.
La librairie Papeterie Clairafrique est devenue 2019 Clairafrique Sénégal SA avec un capital de 100.000.000 f. Elle peut de ce fait diversifier ses activités. Le personnel permanent est de vingt-deux agents dirigés par un directeur général assisté par les services rattachés à la direction et les responsables des deux points de vente. Étant une SA, Clairafrique est dotée d’un Conseil d’Administration à qui le directeur rend compte annuellement et d’un Commissaire aux Comptes qui certifie annuellement les États Financiers à la fin de chaque exercice.
En tant que librairie générale, Clairafrique essaie de répondre aux besoins de ses lecteurs et travaille étroitement avec les acteurs de la chaîne du livre. Elle offre ainsi à sa clientèle des produits bureautiques, de papeterie, de fournitures scolaires, des ouvrages de toutes autres catégories, du matériel informatique, ... Elle permet également aux auteurs et distributeurs de livres de promouvoir et d’écouler leurs œuvres sur le marché national.
Clairafrique est membre permanente de l’Association Internationale des Libraires Francophones. Clairafrique est agréée par le Centre National du Livre de Paris qui l’a déclaré librairie francophone de référence en 2019. La librairie bénéficie d’une Garantie COFACE pour la couverture des crédits fournisseurs.
On imagine que la présence tutélaire d'écrivains sénégalais de l'envergure de Léopold Sedar Senghor ou Cheikh Anta Diop est encore très forte sur les tables de vos librairies ?
Oui, nous poursuivons la promotion des œuvres des auteurs sénégalais et africains surtout ceux qui sont au programme car le malheureux constat est que les élèves et étudiants ne lisent que les œuvres au programme. La curiosité littéraire a perdu son ampleur.
En France et ailleurs dans le monde, on connaît des écrivains tels que Fatou Diome ou Marie N'Diaye, publiées chez des éditeurs français, sont-elles connues et lues ? Marouba Fall, Sembène Ousame, Aminata Sow Fall.
Oui, presque tous ces auteurs sont au Sénégal. Seuls ceux dont les œuvres sont au programme, sont vendus et lus car les élèves et étudiants sont obligés de les avoir pour des travaux pratiques en classe.
La librairie Clairafrique a participé à plusieurs Caravanes du livre - ces opérations menées par des libraires avec l'AILF pour aller à la rencontre du jeune public dans l'intérieur où le livre circule moins facilement : pouvez-vous évoquer Ces caravanes et l'impact qu'elle sont eu ?
Les caravanes ont toujours été les bienvenues surtout pour les timides et les hésitants. Les caravanes boostent les ventes mais juste pour un bout de temps. Certes, elles constituent un facteur de communication (publicité) entre tous les acteurs de la chaine du livre mais ne suffisent pas. Le travail doit se poursuivre surtout APRES CARAVANE. Clairafrique a tenu sa dernière caravane en 2016 : c’était la 11ème édition.
Avec la Caravane, les clients ont plus de facilités à s’acheter les ouvrages à cause des promotions qui sont faites (livres à coût réduit) grâce à l’aide du Centre National du Livre et des sponsors. Les caravanes sont aussi des moments de rencontres entre les auteurs, les libraires, les clients et tout autre acteur de la chaine du livre. Il s’agit également des moments où la parole est donnée aux jeunes pour les entendre et s’imprégner de leur niveau de culture littéraire. Avec l’avènement des Nouvelles Techniques de l’Information et de la Communication, la caravane est à mieux repenser pour vraiment intéresser le public ciblé.
Quells sont/seront les temps forts de ce 70 ème anniversaire ?
La réhabitation du point de vente indépendance grâce à l’aide (subvention) du Centre National du Livre permet de donner un nouveau visage à ce point de vente dont l’aspect extérieur n’attirait plus de clientèle. Ce point de vente remis à neuf captera surement l’attention de la clientèle, suscitera la curiosité, dira de façon explicite la nouvelle politique de Clairafrique : le client doit se sentir chez lui en entrant à Clairafrique. Cette rénovation permet de dire en acte que la librairie est en marche, qu’elle accorde une place spéciale au client qui sera toujours le bienvenu.
La seconde activité est la première édition de concours de dictée et de lecture organisée en avril 2021, mois anniversaire de la librairie. Ce concours a connu la participation de cinq (5) établissements privés catholiques (à cause du contexte de la pandémie). Après une phase de sélection en guise de demi-finale dans chaque école ayant répondu à notre appel, la phase de la finale a été organisée à la Maison de la Culture Douta Seck à Dakar. La particularité de cet évènement est que tous les récipiendaires ayant participé à la finale ont reçu un lot de consolation : tout le monde gagne même s’il y a eu les plus méritants. Cette activité vise à promouvoir la culture de la lecture, la culture de la fréquentation des bibliothèques et des librairies. Pour une bonne réussite, certains enseignants des établissements que fréquentent les candidats ont été associés (comme membre du jury par exemple).
Le troisième fait marquant est la relance en mai 2021, du site internet de la librairie avec cette fois la possibilité d’achat en ligne.
La quatrième activité est la vente-promotion organisée durant les mois de mai-juin. L’objectif est de toujours dire aux clients que rien ne peut remplacer le livre. Les remises sur certains livres parascolaires pour motiver et encourager le contact avec les auteurs à travers leurs écrits.
Comment Clairafrique a-t-elle traversé la pandémie ? La reprise de l'activité se fait-elle sentir ?
A Clairafrique, nous avons vécu cette période comme un temps d’épreuve. Cette pandémie a été également pour nous un temps de réflexion, de remise en cause, un temps d’évaluation de la stratégie. Plus qu’un temps d’épreuve, elle a été pour Clairafrique un temps de preuve : prouver aux clients que nous sommes à leur écoute. Cependant, les conséquences sont toujours là et nous poursuivent, nous freinent et nous dit notre finitude. Face à certaines situations, il faut apprendre à avoir de la hauteur.
Cette pandémie a aussi suscité en nous des questions. Nous avons connu des journées mortes : points de vents déserts. Loin de nous détruire, cette pandémie nous instruit et n’a pas encore dit son dernier mot : rentrée des classes incertaines, indisponibilité des listes de fourniture scolaire, simulation de transport, procédure administrative plus rigoureuse et contrayante, lenteur dans le traitement des commandes, …
Quelles sont les perspectives pour 2021 ?
Les perspectives sont : la vente en ligne, la vente du livre numérique, renouer avec les activités hors les murs : caravane ; concours de dictée, de lecture, de slam, d’éloquence ; construire une salle pour les cérémonies de dédicace, les conférences-débats, … (si Coronavirus nous y autorise !).
Propos recueillis en juillet 2021
« Chaque jour qui arrive est un combat de plus qu’il faut mener pour ne pas sombrer dans le désespoir »
« Le plus dur ce sont les pertes humaines et le désastre humanitaire. L’explosion du 4 août dernier nous a littéralement secoués tant le nombre de morts, disparus, blessés et sans-abris est considérable. C'est une vraie tragédie ! » Christiane Choueiri, directrice générale de la librairie la Phénicie évoque avec émotion cette catastrophe qui a plongé le Liban, déjà affaibli par une grave crise économique et politique, dans le désarroi total. « Mon lieu d'habitation a été saccagé, mes vitres ont implosé, les fenêtres ont perdu même leurs châssis, les portes sont sorties de leurs gonds, la quasi-totalité des pièces est dévastée. Dans la librairie, située à quelques kilomètres du port, toutes les vitres ont été cassées, d’énormes débris ont ravagé mon bureau et ont atterri au pied de ma chaise…prouvant la violence du choc. » Heureusement, les employés avaient quitté la librairie au moment où s’est produite l’explosion et elle-même, habituée à rester de longues heures au bureau, avait dû exceptionnellement partir un plus tôt ce jour-là.
Le quartier de Sin el Fil / Horsh Tabet où se situe la librairie La Phénicie n’est qu’à quelques kilomètres du port. Comme Christiane le dépeint si bien dans le témoignage qu’elle nous livre pour présenter sa librairie, ce qui est le plus éprouvant c’est l’impression qu’un pan d’une histoire collective et familiale s’envole en si peu de temps... La librairie, créée en 1968 par Adib Choueiri, bibliophile et francophile, est alors amateur d’alphabet phénicien. Il transmet cette passion à ses filles, Christiane et Maria. Il s'est très vite lancé dans l'importation de livres français mais s’est aussi investi dans l'édition locale notamment scolaire et a même traduit des classiques comme Martine et sera, près de 15 ans plus tard décoré des palmes académiques par François Mitterrand en 1982». Maria, sa sœur, déléguée pédagogique de Nathan, Retz et Belin a développé le volet pédagogique et scolaire à la librairie. Christiane la reprend en 2015 après avoir réalisé depuis 1995 la mise en page de certains des ouvrages de la Phénicie. Réalisatrice de formation, elle déploie l’identité de la librairie spécialisée en jeunesse, scolaire, parascolaire et pédagogique tout en développant un petit fond en littérature, sciences humaines au point qu’elle compte aujourd’hui une dizaine d’employés.
La Phénicie conserve son activité avec dynamisme, elle se démarque comme importatrice, libraire, promotrice et définit son choix d’être distributrice de livres français, arabes et bilingue. “Face à la demande grandissante, j’ai voulu étendre le secteur éditorial francophone de ma librairie, en créant une ouverture vers le monde arabe et africain et en introduisant en exclusivité de nouveaux éditeurs du Maroc, de la Jordanie et des Emirats arabes Unis comme Yanbow Al Kitab, Tiara éditions, Dar Al Salwa, Dar Al Yasmine, KALIMAT, Bright Fingers ». Selon elle, « cette expansion ne peut que passer inévitablement par la France, foyer des grandes maisons d’édition comme Nathan Matériel Educatif, les abonnements- livres de l’Ecole des loisirs et Tom’ Poche». Après 5 années d’investissement soutenu, La Phénicie devient second importateur libanais après la chaîne de librairie Antoine qui disposait de 15 points de vente.
« En 2019, le CA de la librairie avait atteint son apogée. Tout s’est écroulé après»
Cette prospérité s’accompagnait d’un véritable climat de confiance « Quand on bâtit un empire, le nôtre, on se sent en sécurité, cette sécurité conférée par la stabilité de l’entreprise, par le chiffre des affaires et par le bonheur des employés et la satisfaction des clients. » Les crises successives ont eu raison de cette embellie. Christiane Choueiri évoque d’abord les manifestations populaires ‘’ la Thawra’’, les routes coupées, barrées au quotidien par des pneus enflammés, le blocage des comptes en dollars et en euros dans les banques, la pénurie de monnaie étrangère, l’inflation liée à l’effondrement de la livre libanaise, la corruption, la crise sanitaire de la COVID-19 / le confinement et le reconfinement. Et cette liste est loin d’être exhaustive comme elle le souligne d’elle-même… « La déflagration a désormais creusé une ligne de démarcation. Si les Libanais sont des combattants reconnus par leur résilience, cette tragédie a créé un flottement et une douleur qu’il faut apprendre encore une fois à surmonter ».
Un vrai casse-tête financier
Pour Christiane, la gageure principale est de trouver des liquidités dans un contexte où il faut faire de longues files d’attente devant les banques pour retirer des sommes modiques, variant entre 100 et 300 $ en espèces, selon les décisions de la banque centrale. Le dollar se raréfie et la banque gèle l’argent. Sans compter l’obligation de régler l’ancien stock à la Centrale et aux fournisseurs français par virement en devises quand on sait que 1 euro équivaut approximativement à 8000/9000 livres libanaises au marché noir alors qu’il était à 1800, puis 4000 livres libanaises en août 2019. Consciente toutefois des aides qui lui ont été accordées, « la Centrale de l'Edition a tout centralisé pour nous faciliter la tâche car nous avions de grosses sommes à régler. La Coface a couvert une partie et les fournisseurs distributeurs ont offert une réduction. Nous avons également un moratoire sur 3 ans. L’aide du Centre National du Livre en France a été salutaire certes, mais c’est très vite parti. Elle ne peut nier une réalité. « Les pertes sont continuelles du fait des commissions des taux de change. Elles ont dépassé les 56% et ont même atteint 65% de perte sèche.».
« Chaque jour qui arrive est un combat de plus qu’il faut mener pour ne pas sombrer dans le désespoir »
« La crise qui a placé le Liban dans la catégorie des pays sinistrés se préparait déjà depuis de nombreuses années. Nous n’avons plus de gouvernement, le peuple libanais est en mode survie. La venue du Président Macron a permis aux Libanais d’espérer de nouveau mais nous attendons toujours les mesures prometteuses qui pourraient être prises par la suite pour sauver nos entreprises ». Christiane n’est pas la seule à pointer cette situation catastrophique, de nombreux intellectuels ou professionnels sont sceptiques et même ouvertement accusateurs, à l’instar de l’écrivain libanais Charif Majdalani, qui a déclaré que cet argent dans les banques avait été détourné par des membres du gouvernement corrompu.
Si ce peuple est combattant et résilient, l’espoir porté au quotidien ne cache pas leur inquiétude des jours à venir comme le dit si bien Christiane Choueiri. « Je fais de mon mieux pour faire face à une année scolaire en vue, mais je suis incapable de savoir si nous pourrons nous en sortir dans les mois à venir. Les conditions pour avoir des dollars et des euros sont complètement aléatoires, les tractations du marché de change sont précaires. Les soucis d'argent prennent beaucoup de temps et dévorent toute notre énergie : tout ce que l'on fait c'est pour éponger des dettes quotidiennes ».
Pourtant, des acteurs comme Christiane jouent un rôle fondamental pour défendre la langue française et la francophonie dans un pays comme le Liban qui essuie les résultats d’années de corruption et de crises géopolitiques. Et l’héritage familial symbolique parle à travers ses propres mots …“Je lutterai jusqu’au dernier souffle pour combattre cette corruption... pour continuer ma mission de diffuser l’amour dont j’ai hérité de ma famille pour la langue française, pour ne jamais priver les Libanais de lecture et de culture, dans mon beau pays des cèdres. Je ne me laisserai pas abattre, mais cette fois-ci, le combat est déchirant et quand on cherche le pain, la culture devient un luxe très cher à payer. »
Propos recueillis par Anne Lise Schmitt
« Aujourd’hui, il s’agit de ne pas faire faillite et de rester debout »
Rencontre avec Sami Naufal, PDG de la chaîne des librairies Antoine
« La déflagration du 4 août a détruit 25% de la ville », nous confie Sami Naufal, PDG des librairies Antoine, plus importante chaine de librairies trilingues au Liban avec 14 points de vente et plus de 200 employés. « C’est toute la partie historique, commerçante, animée en journée comme en soirée qui a été touchée. Notre librairie phare proche du port, de 900 m², située dans le quartier Beirut Souks et déployée sur 3 étages a été entièrement détruite». Pour l’enseigne historique beyrouthine créée en 1933 par Antoine Naufal son oncle, alors rejoint par ses frères Pierre et Emile, les conséquences sont lourdes. « Les autres librairies Antoine sont partiellement touchées : des devantures ont sauté en éclat, des livres ont été projetés par terre et abimés, des rayonnages se sont écroulés, bref les dégâts sont nombreux. Heureusement nous avons échappé à de graves dommages corporels et nous ne déplorons que quelques blessés. Certains des employés ont été atteints dans leur domicile». Mais ce drame ne fait qu’alimenter la spirale infernale dans laquelle est englouti le Liban.
« Aujourd’hui, il ne s’agit plus de se demander comment gagner de l’argent mais de rester en vie pour ne pas faire faillite et rester debout »Il est difficile pour lui comme pour les libraires libanais de se projeter dans le futur tant il faut juguler une série d’embuches. A leur niveau, il a fallu réaffecter les employés de la librairie détruite à des services administratifs, de dépôt pour des préparations de commandes et dans d’autres points de vente. Quelques employés (les derniers arrivés) ont dû être licenciés. Mais de manière plus globale, l’enseigne accuse une perte de 50 % du CA notamment depuis la dévaluation de la livre libanaise d’octobre dernier qui a perdu 80% de sa valeur. Le plus préoccupant concerne les conséquences de cette dévaluation sur la population dont le pouvoir d’achat est réduit à néant.
La dévaluation de la livre, les restrictions liées au mois et demi de confinement et la récente déflagration les plonge dans une situation inextricable. Un livre de 20 euros qui se vendait à 40 000 livres avant la dévaluation est vendu à 200 000 livres libanaises. La saison scolaire est attendue car elle représente 50 % dans le chiffre scolaire mais elle est très compromise du fait des contraintes liées au Covid 19, de la destruction de 18 écoles importantes suite à la déflagration et du faible pouvoir d’achat comme l’indique Monsieur Naufal. « Aujourd’hui, cette situation de crise encourage l’usage de livres usagés, la photocopie, les livres scannés. En effet, il devient difficile pour une famille de plusieurs enfants de la classe moyenne de dépenser des milliers de livres libanaises pour acheter des livres scolaires ».
Bien penser les aides avec l’interprofession
Aujourd’hui, la situation est telle qu’il est difficile de critiquer toutes les aides qui pourraient être mises en place. Toutefois, il semble nécessaire de se concerter car certaines mesures sont prises pour le bien collectif mais peuvent déstabiliser l’économie locale. Toujours selon Monsieur Naufal, le 1er septembre 2020 Emmanuel Macron faisait une visite présidentielle et offrait un ensemble d’ouvrages scolaires de terminal. La démarche est généreuse mais c’est dommage que les libraires locaux n’aient pas été associés à ce projet. Leur consultation en tout cas n’a pas été suivie d’effets. C’est probablement par l’avion présidentiel que les ouvrages passeront des éditeurs aux établissements scolaires.
Un point positif est l’obtention par le syndicat des importateurs libanais d’un moratoire des dettes sur 3 ans et d’un abandon de créance de 30% depuis fin février –début mars ce qui représente un bol d’air frais. Reste à régler les 70% dans un contexte où l’achat se fait en livres libanaises à un prix fort. Un lobbying local est en cours. Monsieur Naufal a rencontré dans ce sens le ministre de l’économie pour que l’Etat puisse payer la différence entre la valeur achetée et la valeur vendue du fait de la dévaluation et donc du marché noir qui fait grimper la valeur du change. Il s’agirait de prix subventionnés par l’état contre fourniture de factures. Mais aucun accord à ce jour n’est écrit. Reste à avoir un accord de la banque centrale qui doit indiquer si ce chantier est prioritaire pour elle....
Un renouveau politique pour se relever
« C’est la stabilité au niveau politique et économique et la formation d’un nouveau gouvernement avec des ministres technocrates, experts dans différents domaines détachés des partis spécifiques, des experts en finances, en économie, en culture, en éducation, qui pourraient nous faire avancer » reprend Sami Naufal. « Nous avons, au sein de notre élite au Liban, des personnes tout à fait compétentes. Ceci est la condition sine qua none pour enclencher des aides du FMI, de pays amis qui redoutent le spectre d’une nouvelle guerre civile. C’est aussi pour cela que la diaspora libanaise n’investit plus or celle-ci représente 2 à 3 fois la richesse du Liban. A cela s’ajoute un contexte sous régional tendu lui conférant le statut de région maudite des dieux. La force des armes finit par tout détruire sous le joug d’un régime politique qui n’est pas propice aux affaires. Sans compter le fait que nous avons accueilli 1, 5 millions de syriens sur le sol libanais qui utilisent des ressources libanaises déjà défaillantes».
PDV Achrafieh Photo 2 et 3 : PDV Beirut Souk Photo 4 : Point de vente d'HAZMIEH
La pandémie du Covid 19 aura affecté les libraires du monde entier. En Afrique du Nord, la situation varie d’un pays à l’autre. « Les libraires s’adaptent au risque sanitaire et aux mesures gouvernementales prises par ces différents états. L’AILF est en lien avec les librairies francophones du monde entier pour informer les pouvoirs publics français et l’interprofession sur la réalité dans ces zones car plus que jamais le soutien à ce formidable réseau pour sa survie, mérite une attention constante » déclare Agnès Debiage, secrétaire générale de l’AILF.
Au Maroc, selon Samar Hoballah de la librairie Al Mouggar (Agadir) et responsable AILF de la zone Maghreb « La situation dans le pays est particulière et propre à chaque ville. Al Mouggar a rouvert le 6 avril, mais d’autres sont toujours fermées en fonction de leur emplacement. La librairie ne fait pas partie des commerces qui sont autorisés à ouvrir. C’est du cas par cas. Nous avons pris des mesures spéciales à la librairie : horaires aménagées, protection spéciale, personnel réduit, distanciation, … L’Association des librairies du Maroc mène aussi plusieurs négociations localement pour essayer de soutenir la filière librairie très fragilisée ».
En Algérie, nous avons reçu des témoignages de plusieurs librairies du pays. Dans l’Ouest, à Tlemcen, Selim Bouali de la librairie Soleil, nous confie « Nous sommes restés fermés 5 semaines, mais depuis 15 jours, les autorités algériennes ont autorisé la reprise de quelques rares activités commerciales, dont la librairie avec la mise en place de mesures spéciales. L’impact est énorme, notre chiffre d’affaires a chuté de 90%, et les écoles, universités ne reprendront pas avant octobre 2020, sans compter les transports en commun qui ne fonctionnent toujours pas ». A Alger, la librairie L’Arbre à dires vient de rouvrir début avril après une fermeture d’un bon mois. « Le gouvernement a instauré des confinements partiels et un couvre-feu qui commence à 17h. L'activité commerciale est bien ralentie. Outre notre présence constante sur les réseaux sociaux, nous avons développé un service de livraison via une application sur mobile, cela nous a permis de satisfaire les demandes de nos lecteurs fidèles. Nos habitués viennent s'approvisionner fréquemment, nous avons un petit noyau d'une dizaine de lecteurs, ils s'adaptent, comme nous, à cette nouvelle réalité », nous raconte Mohamed Chakib Guerig, co-responsable de la librairie L’arbre à dires. Un peu au sud de la capitale, à Blida, Souhila Lounissi, directrice de la librairie Mauguin avoue que « Le confinement total et strict décidé par la ville n’a pas permis d’engager des dispositifs palliatifs permettant d’avoir un minimum de revenus. Donc nous avons gardé un lien actif avec nos lecteurs via les réseaux sociaux, pour continuer à partager ce que nous pouvions. Cette année sera bien plus difficile pour la mythique librairie Mauguin, et la reprise est malheureusement encore retardée ».
A Tunis, les librairies Al Kitab ont fermé du 21 mars au 4 mai. Sema Jabbes la directrice, nous explique « aucune possibilité de visiter nos locaux, de poursuivre avec la vente en ligne, ni même de récupérer des dossiers. Depuis le 4 mai un programme de déconfinement progressif a été mis en place avec des autorisations délivrées par les ministères. Les libraires font partie de la première vague des déconfinés, mais le public ne suit pas puisque seuls les habitants du quartier peuvent bouger. Pendant la fermeture, nous avons mis sur notre site web, une grande sélection de livres numériques à télécharger gratuitement, ce qui a fait le bonheur de beaucoup de lecteurs. Ce sera sans doute le seul point positif à retenir une fois l’épidémie passée. Je ne crois pas qu’il y aura une reprise avant la rentrée scolaire, nos clients comme tous les Tunisiens ont vu leurs revenus baisser et le spectre du chômage est bien présent ». Habib Zoghdi, gérant de la Maison du livre vient de rouvrir sa librairie depuis le 4 mai, avec les mesures adéquates « désinfection, gel hydroalcoolique, masques, distanciation sont entrés en vigueur , mais la reprise sera très lente et nous risquons la fermeture vu la lourdeur des charges fixes. Nos clients ont regretté qu’on dusse fermer car ils avaient besoin de lectures pendant le confinement notamment pour aider leurs enfants à s'échapper des tablettes et autres écrans en consacrant un peu de temps à la lecture, Hélas ».
En Egypte, Zeina Badram, directrice de la librairie francophone de référence, Livres de France, témoigne « nous avons fermé du 21 mars au 7 avril, le gouvernement a imposé un couvre-feu et pendant une quinzaine de jours, une fermeture des commerces le week-end. Nous avons tout mis en œuvre pour maintenir intégralement les salaires de nos employés, Et nous nous sommes organisés pour livrer gratuitement à domicile tous les clients de notre quartier. Cependant, je reste inquiète pour la rentrée scolaire car nous ne savons pas encore comment cela va se dérouler ni comment nos clients locaux et expatriés vont réagir. »
Ce petit tour d’horizon à travers quatre pays du sud de la Méditerranée montre à quel point les libraires francophones sont impactés avec diverses mesures. Mais ces témoignages attestent aussi de leur réactivité à garder leur clientèle informée via les réseaux sociaux en conservant un lien constant et des initiatives locales déployées, dans la mesure du possible, pour garder une activité même symbolique en période de pandémie.
Agnès Debiage pour l’AILF
Nous l’avons dit, écrit à plusieurs reprises les libraires à l’étranger se trouvent dans des situations dramatiques. Confrontés d’abord à des difficultés structurelles (pas d’usages commerciaux unifiés, absence de politique du livre dans beaucoup de pays et de soutien à une filière livre, concurrence des plateformes multinationales de vente en ligne, collaboration irrégulière avec les institutions locales à l’étranger). Elles sont aujourd’hui confrontées à des enjeux conjoncturels (augmentation du cout du transport, dévaluation de la monnaie dans certains pays, lente reprise, absence de commandes notamment scolaires et d’aide locale au niveau de la protection sociale et du chômage pour ne citer que ceux-là). Cumulées, ces difficultés mettent les libraires dans des situations dramatiques.
Un isolement renforcé à tous les niveaux
Beaucoup, sous le coup de l’angoisse du lendemain ne communiquent que de manière parcimonieuse avec l’AILF sans savoir comment s’en sortir. Cela s’ajoute aussi parfois à des difficultés antérieures qui ont affecté les librairies comme les soulèvements sociaux de Hong Kong, Santiago, Beyrouth pour ne citer qu’eux. Dans certains pays, ce sont des catastrophes naturelles comme à Djibouti où des inondations ont été suivies d’autres épidémies telles chikungunya avant que le Covid ne touche ce pays de la Corne de l’Afrique.
Tous se sentent isolés, seuls, sans appuis locaux comme le souligne Maryline Noël de Santiago citant la libreria Francesa de Bogotá qui signale que des commandes scolaires, arrivées juste avant la fermeture des écoles, étaient à présent refusées par les établissements sans compensation, laissant la librairie avec une dette et un stock invendable. La librairie Mille feuilles aussi nous indiquait comme beaucoup d’autres libraires que les instituts français ne semblent pas mesurer l’impact de l’absence de commandes sur l’économie des libraires particulièrement en ces temps de crise.
Des alternatives ... illustrant leur courage et leur détermination
Dans ce contexte quasi apocalyptique pour tous et notamment pour les libraires, quelles sont les alternatives proposées par les libraires en plus des aides du CNL qui sont proposées dans le cadre d’un dispositif exceptionnel ?
... une plus grande visibilité via leur site de sélections, coups de cœur, et de belles sélections de titres comme la librairie les Insolites à Tanger ou Culture and Co à Dubai qui déploient sur leur facebook un arsenal de choix de livres. Certains participent à des émissions locales pour évoquer des ouvrages selon des thématiques définies comme le fait la libraire de Vice Versa à travers son Facebook
... un système de livraisons à domicile en pick up, vélos, coursier de Londres à Santiago en passant par Bangkok, Abidjan, Shanghai, Amsterdam, Agadir, etc ...
... une vente via des plateformes de vente en ligne pour proposer leurs ouvrages comme en Argentine où la librairie Las Mil y Una Hojas opère de plus en plus via la plateforme Mercadolibre, une grosse entreprise de type Ebay.
...des appels à la solidarité de leurs clients en créant des fonds de soutien comme le fait la librairie Stendhal https://www.libreriastendhal.com/je-soutiens-la-libreria-stendhal/ qui propose à ses lecteurs, outre un don, des bons d’achat en attendant la reprise
des bons d’achat via une plateforme de librairies indépendants comme c’est le cas en Belgique, bons à utiliser dès l’ouverture des librairies via leur site
des campagnes via les réseaux sociaux comme celle en Espagne avec #confienemteconomiqueintelligentetsolidaire et #yoesperoamilibrero, campagnes réunissant des témoignages de dessinateurs, illustrateurs, auteurs, scénaristes du monde entier revendiquant la figure du libraire, du magasin de quartier et invitant chacun à attendre la fin du confinement pour aller en librairie.
Des réouvertures qui ne régleront pas le problème d’absence de trésorerie
Aujourd’hui, certaines ré ouvrent leurs librairies progressivement comme en Algérie, aux Emirats arabes, en Autriche, au Mexique, avec les mesures sanitaires nécessaires mais il faudra du temps pour revenir à la normal et cela ne résout pas le problème majeur de couvrir les frais fixes en période de fermeture ou de faible activité et les besoins de trésorerie pour relancer l’activité et honorer les échéances éditeurs...qui même reportées sont à régler...
Pour mettre en avant ces initiatives et le témoignage des libraires francophones, nous avons créé une nouvelle rubrique Chroniques du Confinement que nous vous invitons à découvrir.
Depuis quelques semaines, avec le BIEF, nous essayons de prendre le pouls des librairies dans le monde.
Parmi les 45 pays sur lesquels nous avons obtenu des informations, plus de deux tiers des librairies ont dû « fermer boutique ». Et aucun continent n’est épargné comme le montre la liste des 32 pays concernés par ces fermetures (Algérie, Argentine, Australie, Autriche, Belgique, Brésil, Burkina-Faso, Chili, Chine, Croatie, EAU, Egypte, Espagne, France, Guyane, Haïti, Hongrie, Israël, Italie, La Réunion, Liban, Maroc, Madagascar, Mauritanie, Portugal, Royaume-Uni, Roumanie, Rwanda, Syrie, Thaïlande, Tunisie, USA)... Et la liste n’est pas exhaustive et s’allonge chaque jour un peu plus.... Les raisons invoquées sont multiples : recommandations du gouvernement, frontières fermées, commandes bloquées à la frontière, impossibilité de se rendre sur le lieu de travail et d’envoyer des commandes, interruption de la chaine d’approvisionnement en France, simple mesure de précaution ou tout simplement respect pour l’ensemble des acteurs de la chaine du livre et les lecteurs pour ne pas les mettre en danger.
La seconde partie de l’échantillon concerne 13 pays (Allemagne, Bénin, Chypre, Costa Rica, Cameroun, Côte d’Ivoire, Danemark, Hong Kong, Niger, Pays-Bas, Taïwan, Sénégal, Singapour). Les librairies restent ouvertes en respectant les précautions d’usage mais en payent un lourd tribut car l’activité est en baisse, les librairies désertes, les charges bien plus importantes que les recettes, et bien évidemment sans aucune commande institutionnelle des établissements français à l’étranger, fermés pour la plupart, comme l’indique le directeur de la librairie française du Costa Rica, Ramon Mena.
Mais partout dans le monde, les témoignages se multiplient exprimant l’angoisse du lendemain, que les librairies soient ouvertes et vides, ou fermées. Les soucis de trésorerie mettent tous les libraires au même niveau.
En Europe, continent très touché par le Covid 19, sur les 14 pays concernés (Allemagne, Autriche, Belgique, Chypre, Croatie, Danemark, Espagne, France, Hongrie, Italie, Pays Bas, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni) seuls 4 ont encore des librairies ouvertes, et une libraire en Autriche pourrait rouvrir progressivement à partir de la semaine du 14 avril. Mais la plupart expriment une inquiétude commune. L’absence de recettes va les empêcher de faire face aux paiements prévus et convenus avec les distributeurs. Selon les pays, les périodes de confinement sont plus ou moins grandes, mais la prolongation du confinement s’annonce déjà pour plusieurs semaines. De la même manière, la proposition de fractionnement des paiements est impossible sans date de réouverture et sans savoir si le pouvoir d’achat des clients sera suffisant pour l’achat de livres, beaucoup de personnes étant aussi confrontées au salaire minimal, et au chômage dans le meilleur des cas, explique Montse Porta de la librairie Jaimes à Barcelone. Un collectif de libraires membres de l’AILF s’organise donc pour appuyer des revendications communes concernant les fournisseurs, la Coface, les pouvoirs publics et l’ensemble de leurs partenaires.
Tout aussi inquiétante est la gestion de cette crise sanitaire dans certains pays d’Afrique subsaharienne, compte tenu de l’état des infrastructures de santé et les zones de conflits de nombreux pays. Le suivi de la pandémie devrait y être plus difficile compte-tenu des insuffisances des systèmes de surveillance épidémiologique. Loubna Fawaz de la librairie Vents du Sud en Mauritanie nous rapportait au début de la crise que « tous les passagers venant des pays touchés sont mis en quarantaine pendant 15 jours. Toutefois, il semble que les pays ne sont pas tous en mesure de l’appliquer. Les mois à venir s’avèrent très difficiles pour les libraires africains car les Etats n'ont pas les moyens suffisants pour faire face à la pandémie et encore moins pour aider les librairies et les commerces en général ». Actuellement pour l’Afrique Subsaharienne, sur les 8 pays consultés (Mauritanie, Sénégal, Niger, Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Rwanda), seules trois librairies ont fermé car c’est le dernier continent à avoir été touché par cette pandémie. Toutefois, de plus en plus sont soumis à l’état d’urgence comme au Sénégal et en Côte d’Ivoire, ce qui va impacter fortement l’ouverture des magasins. Les autres maintiennent leur activité mais dans des conditions extrêmement éprouvantes financièrement. Au Sénégal, la librairie Clairafrique nous explique le 25 mars 2020 que « les réductions d’horaires liées à la fréquentation des points de vente depuis le 16 mars ont fait chuter leur CA alors qu’ils savent déjà que l'état d'urgence de 3 mois déclaré par le Président de la République, va les contraindre à fermer ». L’inquiétude s’en ressent aussi au Bénin comme en témoigne Prudentienne Houngnibo de la librairie Notre Dame le 20 mars 2020. « Cette semaine nous avons atteint un niveau inquiétant de notre CA journalier et le nombre de clients a drastiquement diminué. Depuis 55 ans d'existence de la librairie Notre Dame, nous n'avons jamais eu un si faible nombre de clients. Les mesures décrétées par le gouvernement nous préparent au confinement et nous réduirons les horaires dès le 25 mars». Dernière fermeture en date, la librairie Ikirezi à Kigali au Rwanda survenue le 27 mars dernier. Au 1er avril, c'est au Burkina Faso que la librairie Mercury ferme après 15 jours sans aucun client en librairie témoigne Thierry Milogo, son directeur.
Autres continents ou zones géographiques extrêmement touchés, l’Océan Indien et l’Asie, où sur les six pays ou régions représentés (La Réunion, Australie, Thaïlande, Singapour, Hong Kong, Madagascar, Chine), quatre ont fermé leurs librairies. Mais pour celles qui restent ouvertes, comme Parenthèses à Hong Kong, le choix est cornélien, après les manifestations de 2019 ajoutées aux cas de Covid 19. « La librairie reste ouverte pour une question de survie car les loyers et salaires sont dus à chaque fin de mois ». Leurs préoccupations concernent aussi les commandes scolaires qui ne pourront être servies. Quant à Madagascar, après avoir constaté un manque de transparence sur le nombre de cas et de mesures à suivre, Voahirana Ramanlajoana, de la librairie Millefeuilles, a décidé le 23 mars, au lendemain de la déclaration du président malgache, de fermer sa librairie. Mais l’espoir renait peut-être à la lecture du message envoyé de Chine par Yohan Radomski, de l’Arbre du voyageur à Shanghai, le 30 mars. « Une des toutes premières librairies francophones fermées pour cause de COVID-19, depuis la mi-janvier vient d’ouvrir un service de vente à distance mais ne pouvant porter que sur les livres en stock ».
Dans le monde arabe, parmi les 8 pays (Tunisie, Algérie, Maroc, Égypte, Liban, Emirats arabes unis, Syrie, Israël), toutes les librairies ont fermé. C’est toutefois souvent contraintes qu’elles ont dû le faire, comme l’évoque Michel Choueiri à Dubaï qui a fermé sa librairie le 25mars, décision qu’il a prise voyant que les lieux publics fermaient et que le nombre de contaminations augmentait. Pour la librairie Vice Versa de Jérusalem, Nathalie Hirschsprung témoigne ; « Après avoir fait un peu de résistance en restant ouverts au public, le temps de s’organiser pour les commandes à distance et les livraisons, la fermeture au public s’est faite le 18 mars. Même si nous proposons une livraison sans contact, masque et gants pour notre livreur, les clients frappent ou sonnent et laissent le petit paquet devant la porte, puis s’en vont, la panique ambiante est très palpable. »
Enfin, Outre Atlantique, sur les 7 pays de notre échantillon (Argentine, Brésil, Chili, Costa Rica, Guyane, Haïti, USA), seule une librairie est restée ouverte au Costa Rica (avec des horaires aménagés) et toutes, de manière unanime comme dans tous les autres continents d’ailleurs, cherchent à garder le contact avec leur clientèle en proposant des services à distance tout en sachant bien que cela ne compensera jamais les pertes du CA. Pour Maryline Noel de la librairie Le Comptoir au Chili « la librairie est fermée mais travaille à distance pour traiter des commandes et poster des coups de cœur autour des ouvrages en stock qui peuvent être réservés. Il est possible ensuite de convenir d’un jour pour les retraits des commandes, en respectant les restrictions sanitaires. Toutefois, malgré ces mesures, personne n'est trop réactif, sauf des encouragements et des like ».
Dans ce contexte quasi lunaire, les libraires ouvertes s’ingénient donc à trouver un système de livraison (la Librairie de France à Abidjan l’indique clairement sur son site). Le tout avec les précautions sanitaires mais cela pose quantité d’autres problèmes comme les risques de contaminations pour les personnes en charge des livraisons. Ces dispositions ne sont donc que transitoires, ainsi que l’indique sur son Facebook, la librairie Latitudes à Budapest. Mais même fermées, les librairies sont actives sur les réseaux sociaux et gardent le contact avec leurs lecteurs en proposant, aux quatre coins du monde, des alternatives (podcast, sélection coups de cœur, livres numériques, albums filmés), sans trop attendre des rentrées d’argent substantielles dans l’immédiat.
En somme, c’est l’ensemble du réseau qui est en sommeil, on l’espère juste pour un temps pas trop long dont on ne sait quand il finira, ni comment les librairies s’en relèveront. Mais plus le temps passe, plus les frais sont conséquents et les libraires aux abois.
L’AILF et l’ensemble des libraires appellent à la solidarité professionnelle et demandent des mesures exceptionnelles d’accompagnement auprès des fournisseurs pour un report d’échéances jusqu’à ce que des dispositions aient été prises, auprès de la Centrale de l’Edition pour rallonger les délais avant que n’intervienne la menace d’une révocation de la garantie Coface, du CNL pour des mesures exceptionnelles pour aider à payer les factures déjà émises, du SLF pour que la librairie francophone soit incluse dans leurs revendications, auprès du BIEF, partenaire de toujours pour sensibiliser leurs éditeurs adhérents à la situation de la librairie francophone et sensibiliser le réseau des ambassades et Instituts pour effectuer leurs achats de livres auprès des librairies dès que tout sera rentré dans l’ordre.
Depuis quelques jours, l’AILF et le BIEF interrogent conjointement les libraires francophones de par le monde pour connaître les conséquences de l’épidémie sur leur activité. Leurs réponses témoignent sans surprise de l’impact commercial de la crise avec pour tous, une baisse de chiffre d’affaires très significative.
Mais c’est bien davantage la désorganisation à laquelle ils et elles sont confrontés qui émane de leurs témoignages. Une désorganisation qui affecte les commandes et les circuits d’approvisionnement, les relations avec leurs clients habituels, particuliers comme institutionnels, les relations fournisseurs… et plus encore le travail au quotidien : horaires d’ouverture aménagés, pour les librairies encore ouvertes (il y en a de moins en moins), inquiétudes du personnel, magasins désertés, questionnements autour de la mise en place de solutions alternatives, pour maintenir le lien avec la clientèle, dont la possibilité de livrer aux particuliers, avec tous les doutes permis sur les risques encourus, par les libraires et par les livreurs de colis. Sans oublier le très important coût financier supporté par les libraires eux-mêmes, qui doivent régler loyer, salaires, intérêts d’emprunts, échéances fournisseurs… Tout doit être négocié.
Comme leurs homologues en France, les libraires francophones tentent de faire face… coûte que coûte. A l’image de la librairie Parenthèses à Hong Kong, qui après avoir été tout au long de l’année 2019 confrontée aux manifestations a été l’une des toutes premières librairies francophones touchées par l’épidémie… tout en restant ouverte, malgré tout.
Pourtant, quels que soient l’inventivité et la ténacité dont font preuve les libraires francophones pour tenter de maintenir leur activité, ou d’amortir l’impact de leur fermeture par temps d’épidémie, tous et toutes témoignent d’une angoisse quant à la possibilité ou non de se remettre de la crise. Ces librairies dont on sait depuis longtemps déjà qu’elles constituent un formidable réseau culturel dédié au livre en langue française et qui n’en sont pas moins devenues ces dernières années extrêmement fragiles, affectées par les situations économiques et politiques dans de nombreux pays. Au Liban, en Haïti, au Chili, en Algérie, et encore en Afrique sahélienne, l’actualité n’a pas ménagé les libraires. A chaque fois, une situation particulière, isolée… mais c’est aujourd’hui un phénomène global, une pandémie, qui affecte l’ensemble du réseau, comme l’illustre cet état des lieux. Avec un impact très fort sur le réseau européen, Italie, Espagne, Portugal, Grande-Bretagne, Hongrie, Grèce, Allemagne etc. Sans oublier la France.
Si le tableau permet de prendre la mesure de la crise et de ses effets sur les libraires francophones, il souligne aussi paradoxalement les liens qui les unissent -dans l’épreuve- et la richesse unique de ce réseau d’acteurs culturels… Et donc l’urgence à lui venir en aide.
Pour tous les libraires, où qu’ils soient, éditeurs, distributeurs mais aussi pouvoirs publics, organismes professionnels et associations se sont très vite mobilisés pour annoncer les premières mesures de soutien ou d’accompagnement des libraires francophones. Des efforts dont nous ne sommes qu’au tout début. L’AILF et le BIEF y jouent leur rôle, essentiel, dans la dimension internationale qui est la leur.
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